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Travaux pratiques
L’enfer se déclencha brusquement à onze heures du matin, même si le colonel Zacharias n’avait aucun moyen de savoir l’heure. Le soleil tropical donnait toujours l’impression d’être à la verticale, implacable. Même dans sa cellule sans fenêtre, il était impossible d’y échapper, pas plus qu’il ne pouvait échapper aux insectes qui semblaient pulluler dans cette chaleur. Il se demanda comment quoi que ce soit pouvait prospérer dans un endroit pareil, mais apparemment ce n’étaient que des trucs acharnés à l’écœurer ou le blesser, et cela semblait une définition de l’enfer bien plus concise que tout ce qu’on avait pu lui seriner dans les temples de son enfance. Zacharias avait été entraîné en vue d’une capture possible. Il avait suivi les cours de survie, d’esquive, de résistance et d’évasion, ce qu’on appelait l’École de SERE. C’était une formation obligatoire pour tout aviateur de métier et c’était bien évidemment ce qu’on détestait le plus chez les militaires parce que cela impliquait pour les gradés, par ailleurs dorlotés, de l’Aviation et de l’Aéronavale, de faire des trucs devant lesquels même les instructeurs des Marines auraient tiqué – des trucs qui étaient, dans tout autre contexte, passibles de la cour martiale suivie d’une long séjour disciplinaire à Leavensworth ou à Portsmouth. L’expérience pour Zacharias, comme pour beaucoup d’autres, avait été de celles qu’on répugne à renouveler. Mais s’il se retrouvait dans la situation actuelle, ce n’était pas non plus de son plein gré, pas vrai ? Et il ne faisait que répéter l’instruction de l’École de SERE.
Il avait envisagé sa capture avec une certaine distanciation. Ce n’était pas le genre d’expérience que vous pouviez réellement ignorer une fois que vous aviez entendu l’horrible crissement électronique désespéré des appels radio de détresse, et vu les parachutes, et tenté d’organiser une RESCAP, une opération de sauvetage-récupération, avec l’espoir de voir le Bon Géant vert se ramener depuis sa base au Laos à moins que ce ne soit une des « Grosses Mères » de la Marine, fonçant depuis la côte, pour reprendre les surnoms que donnaient les marsouins aux hélicoptères de secours. Zacharias avait vu ces opérations réussir mais encore plus souvent il les avait vues échouer. Il avait entendu les cris paniques et tragiquement inhumains des aviateurs sur le point d’être capturés : « Tirez-moi d’ici », avait hurlé un commandant avant qu’une autre voix ne se fasse entendre à la radio, crachant avec mépris des mots qu’aucun d’eux ne pouvait comprendre mais qu’ils avaient compris quand même, emplis d’amertume et de rage meurtrière. Les équipages de récupération de l’Armée et de la Navy avaient fait leur possible, et même si Zacharias était un Mormon et n’avait jamais touché une goutte d’alcool de sa vie, il avait acheté à ces équipages d’hélico largement de quoi rétamer un escadron entier de Marines, par gratitude et respect pour leur bravoure, car c’était ainsi qu’on exprimait son admiration au sein de la communauté des guerriers.
Mais comme tous les autres membres de cette communauté, il n’avait jamais vraiment cru qu’il puisse être capturé. La mort, tel était le risque et le destin probable auquel il avait songé. Zacharias avait été Roi des Fouines. Il avait contribué à inventer cette branche de la profession. Avec son intelligence et ses superbes qualités de pilote, il avait créé la doctrine et l’avait validée dans les airs. Il avait glissé son F-105 au milieu du réseau antiaérien le plus concentré qu’on ait jamais mis en œuvre, recherchant même délibérément les armes les plus dangereuses, et utilisant son expérience et son intelligence pour les affronter en duel, opposant la tactique à la tactique, le talent au talent, les excitant, les défiant, les appâtant dans ce qui était devenu la plus grisante des compétitions qu’un homme ait connue, une partie d’échecs jouée en trois dimensions aux alentours de Mach 1, avec d’un côté, lui et son Thud biplace et en face, les servants des radars et des lance-missiles de construction soviétique. Comme pour la mangouste face au cobra, il s’agissait d’une vendetta bien particulière qui se rejouait pour de bon chaque jour et, avec son orgueil et son talent, il avait cru qu’il gagnerait ou, dans le pire des cas, rencontrerait son destin sous la forme d’un nuage noir et jaune qui signifierait une mort digne d’un véritable aviateur : immédiate, spectaculaire et éthérée.
Il ne s’était jamais pris pour un homme particulièrement courageux. Il avait sa foi. S’il devait trouver la mort dans les airs, alors il pouvait envisager de contempler Dieu en face, plein d’humilité, de sa position modeste, sans rougir de la vie qu’il avait vécue car Robin Zacharias était un juste, qui n’avait quasiment jamais dévié du chemin de la vertu. Il était un ami apprécié de ses camarades, un chef consciencieux attentif aux besoins de ses hommes ; un honnête père de famille aux enfants vigoureux, brillants et fiers ; d’abord et avant tout, il était un Ancien dans son église qui versait la dîme de sa solde d’Aviateur, comme l’exigeait sa position au sein de l’Église de Jésus-Christ des Saints du Dernier Jour. Pour toutes ces raisons, il n’avait jamais redouté la mort. Ce qui l’attendait par-delà le tombeau était une chose dont il envisageait avec confiance la réalité. C’était sa vie qui était incertaine et sa vie actuelle était la plus incertaine qu’il ait jamais connue ; or, même une foi bien ancrée comme la sienne avait des limites imposées par le corps qui l’abritait. C’était une réalité qu’il n’arrivait pas vraiment à comprendre ou, quelque part, à laquelle il ne croyait pas vraiment. Sa foi, lui avait dit le colonel, devait être capable de le soutenir dans n’importe quelle épreuve. Était. Devrait. Était, avait-il appris, enfant, de ses maîtres. Mais ces leçons avaient été enseignées dans le confort de la classe au pied des monts Wasatch, par des maîtres en chemise blanche et cravate impeccables, qui tenaient leur manuel et s’exprimaient avec la confiance issue de l’histoire de leur Église et de ses fidèles.
C’est différent ici, Zacharias entendit lui seriner la petite voix, essayant de l’ignorer, faisant tout son possible pour ne pas la croire, car la croire c’était contredire sa foi, et cette contradiction était la seule chose que son esprit ne pouvait se permettre. Joseph Smith était mort pour sa foi, assassiné dans l’Illinois. D’autres avaient fait de même. L’histoire du judaïsme et de la chrétienté était pleine de noms de martyrs – des héros pour Robin Zacharias car c’était le terme employé dans son milieu professionnel – qui avaient subi la torture aux mains des Romains ou d’autres et qui étaient morts avec le nom de Dieu sur les lèvres.
Mais ils n’ont pas souffert aussi longtemps que toi, remarqua la petite voix. Quelques heures. Les brèves minutes d’enfer du bûcher, un jour ou deux, peut-être, cloué sur la croix. C’était une chose ; on pouvait en envisager la fin et quand vous saviez ce qui vous attendait ensuite, alors vous pouviez vous concentrer dessus. Mais pour voir par-delà la fin, encore fallait-il savoir où elle se trouvait.
Robin Zacharias était seul. Certes, il y en avait d’autres ici. Il avait surpris des regards mais il n’y avait aucune communication. Il avait essayé le Morse en tapant aux murs mais jamais personne ne répondait. Où que soient retenus les autres, ils étaient trop loin, ou la disposition du bâtiment empêchait la transmission, ou bien son ouïe était défectueuse. Il ne pouvait partager ses pensées avec personne et même la prière avait ses limites pour un esprit d’une intelligence comme la sienne. Il craignait de prier pour sa délivrance – une idée qu’il n’était même pas capable d’admettre car c’eût été admettre en même temps que sa foi avait été en quelque sorte ébranlée, et c’était une chose qu’il ne pouvait tolérer ; en même temps, il savait, quelque part, qu’en ne priant pas pour sa délivrance, il admettait quelque chose, par omission : que si, après avoir prié un certain temps, la délivrance n’était toujours pas intervenue, alors sa foi pouvait commencer à mourir, et avec elle son âme. Pour Robin Zacharias, c’était ainsi que commençait le désespoir, non à la suite d’une réflexion mais de sa réticence à implorer son Dieu pour une chose qui pouvait ne pas advenir.
Il ne pouvait connaître le reste. Les privations alimentaires, l’isolement si particulièrement douloureux pour un homme de son intelligence, et la peur dévorante de la douleur, car même la foi ne pouvait supprimer la douleur, et tous les hommes connaissaient cette peur. De même que lorsqu’un homme porte un lourd fardeau, si fort soit-il, sa force était limitée quand la gravité ne l’était pas. La force corporelle était simple à comprendre, mais obnubilé par l’orgueil et la droiture que lui donnait sa foi, il avait omis d’envisager que le physique influait sur le psychologique, aussi sûrement que la gravité mais bien plus insidieusement. Il interprétait l’épuisement mental qui le brisait comme une faiblesse attribuable à ce qui était censé ne jamais céder, et il ne se reprochait rien moins que d’être humain. La consultation d’un autre Ancien aurait pu rectifier tout cela, mais ce n’était pas possible et en se refusant ainsi l’issue de secours qui eût été simplement d’admettre son humaine fragilité, Zacharias s’enfonçait de plus en plus dans un piège de sa propre invention, aidé et encouragé par ceux qui voulaient le détruire, corps et âme.
C’est alors que les choses empirèrent. La porte de sa cellule s’ouvrit. Deux Vietnamiens en uniforme kaki le contemplèrent comme s’il était une tache maculant le sol de leur pays. Zacharias savait la raison de leur présence ici. Il essaya de les affronter avec courage. Ils le prirent chacun par un bras pour le conduire dans une pièce plus grande, suivis d’un troisième homme armé d’un fusil – mais avant qu’il ait franchi le seuil de la cellule, ce dernier lui enfonça violemment le canon de son arme dans les reins, juste à l’endroit qui était toujours sensible, neuf mois après son éjection en catastrophe, et la douleur lui coupa le souffle. Les Viêts ne manifestèrent pas de plaisir devant son inconfort. Ils ne posaient pas de question. Zacharias n’arrivait pas à discerner un plan quelconque dans leurs sévices, ce n’était que l’agression physique de cinq hommes opérant en même temps ; il savait que toute résistance signifiait la mort et s’il désirait que sa captivité s’achève, rechercher la mort dans ces conditions eût été assimilable à un suicide, et il n’en était pas question.
Peu importait. En l’espace de quelques secondes, il avait perdu toute capacité d’agir, et il s’effondra simplement sur le sol de béton raboteux, sentant les coups de poing et de pied, et la douleur qui s’accumulait comme les chiffres sur une feuille comptable ; les muscles paralysés par la souffrance, incapable de mouvoir un de ses membres de plus de quelques centimètres, il souhaitait que cela cesse, tout en sachant que cela ne cesserait jamais. Et par-dessus tout cela, il entendait maintenant le caquètement de leurs voix, comme des chacals, des démons qui le tourmentaient parce qu’il était un des justes et qu’ils avaient réussi à mettre la main sur lui, et ça continuait, continuait, continuait…
Un cri brutal transperça le mur épais de sa catatonie. Un dernier coup de pied lancé sans grande conviction l’atteignit à la poitrine et puis il vit leurs bottes reculer. Du coin de l’œil, il les vit tous se tourner, craintifs, vers la porte et l’origine du bruit. Un dernier beuglement et ils détalèrent en hâte. La voix changea. C’était la voix… d’un Blanc ? Comment le savait-il ? Des mains vigoureuses le relevèrent, l’assirent contre le mur, et le visage lui apparut. Grichanov.
— Mon Dieu, dit le Russe ; ses joues pâles étaient rouges de colère. Il se retourna et hurla quelque chose dans un vietnamien étrangement accentué. Instantanément, une gourde apparut dont il déversa le contenu sur le visage de l’Américain. Puis il hurla autre chose et Zacharias entendit la porte se refermer.
— Buvez, Robin, buvez ceci. Il porta aux lèvres de l’Américain une petite flasque métallique qu’il inclina.
Zacharias but une lampée, si vite que le liquide était dans son estomac avant qu’il ait relevé le goût acide de la vodka. Scandalisé, il leva la main pour essayer de la repousser.
— Je ne peux pas… dit l’Américain dans un hoquet. Je ne peux pas boire d’… pas boire d’…
— Robin, c’est un médicament. Ce n’est pas pour le plaisir. Ce n’est pas interdit par ta religion. Je t’en prie, mon ami, tu en as besoin. C’est le mieux que je puisse faire pour toi, ajouta Grichanov d’une voix qui tremblait de frustration. Il le faut, Robin.
Peut-être que c’est un médicament, se dit Zacharias. Certains médicaments utilisaient une base alcoolique comme conservateur et l’Église l’autorisait bien, non ? Il n’arrivait plus à se souvenir et, dans l’ignorance, il but une seconde gorgée. Ce qu’il ne savait pas non plus, c’est qu’à mesure que se dissipaient les effets de la décharge d’adrénaline provoquée par la correction, la boisson allait encore accentuer la relaxation naturelle de son organisme.
— Pas trop, Robin. Grichanov retira la flasque puis entreprit de s’occuper de ses blessures, lui étendant les jambes et lui nettoyant le visage à l’aide d’un linge humide.
— Les sauvages ! grogna le Russe. Les putains de sauvages puants. Je l’étranglerai, ce commandant Vinh, je lui tordrai son petit cou de singe. Le colonel russe s’assit par terre près de son collègue américain et lui ouvrit son cœur. Robin, nous sommes ennemis, mais nous sommes aussi des hommes et même la guerre a ses règles. Tu sers ton pays. Je sers le mien. Ces… ces gens-là ne comprennent pas que sans honneur, il n’y a pas de service véritable, rien que de la barbarie. Il leva de nouveau sa flasque. Tiens. Je n’arrive pas à obtenir autre chose pour calmer la douleur. Je suis désolé, mon ami, mais je n’ai rien d’autre.
Et Zacharias but une autre lampée, encore engourdi, encore désorienté et même plus confus que jamais.
— Brave gars, dit Grichanov. Je ne te l’ai jamais dit mais tu es un homme courageux, mon ami, pour résister à cette vermine comme tu l’as fait.
— Il faut bien, dit Zacharias dans un souffle.
— Bien sûr, bien sûr, dit Grichanov en lui essuyant le visage aussi tendrement qu’il l’aurait fait avec l’un de ses enfants. J’aurais fait pareil, moi aussi. Il marqua un temps. Dieu, pouvoir voler de nouveau !
— Ouais, colonel, j’aimerais bien…
— Appelle-moi Kolya, indiqua Grichanov. On se connaît depuis assez longtemps.
— Kolya ?
— Mon nom de baptême est Nikolaï. Kolya c’est… un surnom, c’est ça ?
Zacharias appuya la tête contre le mur, ferma les yeux et se remémora les sensations du vol.
— Oui, moi aussi, Kolya, j’aimerais tant voler de nouveau.
— Ça ne doit pas être si différent que ça, je suppose, dit Kolya et, s’asseyant de nouveau à côté de lui, il passa un bras fraternel autour de ses épaules endolories et couvertes d’ecchymoses, conscient que c’était la première manifestation de chaleur humaine que l’homme connaissait depuis près d’un an. Mon préféré reste le MiG-17. Dépassé, aujourd’hui, mais Bon Dieu, quel bonheur à piloter. Juste le bout des doigts sur le manche et tu… il suffit d’y penser, de l’imaginer mentalement et l’appareil obéit.
— Le -86 était un peu comme ça, répondit Zacharias. Ils ont tous été retirés, eux aussi.
Le Russe étouffa un rire.
— Comme le premier amour, hein ? La première fille qu’on voit avec des yeux d’enfant, la première qui vous donne des idées d’homme, hein ? Mais le premier avion, c’est encore mieux pour des gens comme nous. Pas aussi chaud qu’une femme, mais bien moins complexe à manier. Robin voulut rire mais il s’étrangla. Grichanov lui offrit de nouveau à boire.
— Calme, mon ami. Dis-moi, quel est ton préféré ?
L’Américain haussa les épaules, sentant la chaleur irradier dans son ventre.
— J’ai piloté quasiment tout. Mis à part le F-94, et le -89, aussi. Pour ce que j’en sais, je n’ai pas raté grand-chose. Le -104 était marrant, genre voiture de sport, mais il manquait de jus. Non, le -86H est sans doute mon préféré, question maniabilité.
— Et le Thud ? demanda Grichanov, en employant le surnom du F-105 Thunderchief.
Robin eut une toux brève.
— Il lui faut toute la largeur de l’Utah pour virer, mais attention les yeux pour la vitesse au décollage. Je suis arrivé à en pousser un cent vingt nœuds au-dessus du trait rouge.
— C’est pas vraiment un chasseur, à ce qu’on dit. Plutôt un chariot à bombes. Grichanov avait étudié avec assiduité l’argot des pilotes américains.
— Tout à fait. Il tire tout droit quand on a un problème. Sûrement pas le genre de zinc pour du combat rapproché. La première passe a intérêt à être la bonne.
— Mais question bombardement… soit dit entre pilotes, votre précision de largage dans ces coins pourris est quand même excellente.
— On s’y emploie, Kolya, sûr qu’on s’y emploie, dit Robin d’une voix pâteuse. Le Russe fut ébahi par la vitesse avec laquelle la liqueur avait fait effet. Le gars n’avait jamais bu une goutte d’alcool jusqu’à ces vingt dernières minutes. Comme il était remarquable qu’un homme puisse choisir de vivre sans boisson.
— Et votre façon d’attaquer les sites de fusées. Tu sais, on vous a bien observés. Nous sommes ennemis, Robin, répéta Kolya. Mais nous sommes également des pilotes. Ce courage et ce talent, je n’avais jamais rien vu de pareil. Tu dois être un professionnel du jeu, chez toi, oui ?
— Le jeu ? Robin hocha la tête. Non, je n’ai pas le droit.
— Pourtant, ce que tu as fait avec ton Thud…
— Ce n’est pas du jeu. C’est du risque calculé. On prévoit, on connaît ses limites, et on s’y tient, le tout c’est de deviner ce que l’autre pense.
Grichanov nota mentalement de remplir sa flasque pour la prochaine fois. Cela avait pris plusieurs mois, mais il avait fini par trouver un truc qui marchait. Quel dommage que ces petits singes basanés n’aient pas la jugeote de comprendre qu’en faisant souffrir un homme, on ne faisait le plus souvent que renforcer son courage. Malgré toute leur arrogance, qui était considérable, ils ne voyaient le monde qu’au travers d’une lorgnette aussi réductrice que le suggérait leur petite taille, et aussi étroite que leur culture. Ils semblaient incapables de tirer des leçons de l’expérience. Alors que Grichanov, au contraire, les recherchait. Celle-ci, il l’avait apprise d’un officier fasciste dans la Luftwaffe. Quel dommage également que les Vietnamiens n’autorisent que lui et lui seul à pratiquer ces interrogatoires particuliers. Il ne manquerait pas d’en avertir Moscou par écrit. Avec les pressions appropriées, ils pourraient vraiment se servir de ce camp. Quelle présence d’esprit incongrue chez ces sauvages de l’avoir établi et comme il était décevant, quoique logique, qu’ils aient été incapables d’en discerner les possibilités. Et surtout, quel dégoût d’être obligé de vivre dans ce pays torride, humide et grouillant d’insectes, entouré de ces petits bonshommes arrogants à l’esprit étroit et vicieux comme des serpents. Mais l’information dont il avait besoin se trouvait ici. Si odieuse que puisse être sa tâche, il avait, pour la qualifier, une expression tirée d’un roman américain contemporain, de ceux qu’il lisait afin de peaufiner ses dons pour les langues déjà impressionnants. Une tournure d’ailleurs bien américaine. Ce qu’il faisait, c’était « juste le bizness ». C’était une façon d’envisager le monde qu’il était tout prêt à comprendre. Dommage que son voisin ne partage sans doute pas cette opinion, songea Kolya, en écoutant attentivement chaque mot de ses divagations sur la vie d’un pilote de Fouine.
*
Le visage dans la glace lui devenait étranger et c’était tant mieux. C’était bizarre comme les habitudes pouvaient être tenaces. Il avait déjà rempli d’eau brûlante le lavabo et s’était savonné les mains avant que son cerveau n’intervienne pour lui rappeler qu’il n’était pas censé se laver ou se raser. Kelly ne se brossa pas non plus les dents. Il avait du mal à supporter cette impression d’avoir en permanence une pellicule collée dessus, et pour cette partie de son déguisement, il avait sa bouteille de vin. Quelle saloperie, ce truc ! Épais et sucré, avec une drôle de couleur. Sans être œnologue, Kelly savait quand même qu’un bon vin de table n’était pas censé avoir la couleur de l’urine. Il dut quitter la salle de bains. Il ne supportait plus de se contempler plus longtemps dans la glace.
Il se fortifia avec un repas solide, se gavant de nourriture riche en sucre, qui lui apportait de l’énergie sans peser sur l’estomac. Puis vint le moment des exercices. Son appartement au rez-de-chaussée lui permettait de courir sur place sans craindre de déranger un voisin. Ce n’était pas pareil que de courir vraiment mais cela suffirait. Puis, c’étaient les pompes. Il avait fallu du temps mais son épaule gauche avait complètement récupéré, et les douleurs musculaires étaient désormais parfaitement symétriques. Enfin, venaient les exercices de dextérité, qu’il pratiquait pour entretenir sa vivacité, en plus des visées pratiques évidentes.
Il avait quitté son appartement en plein jour la veille, courant le risque d’être surpris dans cet état bien peu présentable, pour se rendre chez un Goodwill[9] où il avait déniché une saharienne à enfiler par-dessus ses autres vêtements. Elle était trop grande et élimée, mais ils la lui avaient refilée gratis. Kelly s’était rapidement aperçu que masquer sa taille et sa condition physique n’avait rien d’évident, mais cette tenue ample et flottante résolvait la question. Il avait également profité de l’occasion pour se comparer avec les autres clients de l’établissement. Inspection faite, son déguisement paraissait efficace. Même si l’on pouvait voir pire chez les clodos, il entrait sans problème dans la moitié inférieure, et l’employé qui lui avait donné la saharienne l’avait sans doute fait tout autant pour le chasser de la boutique que pour exprimer sa compassion devant son état. Et n’était-ce pas un progrès ? Que n’aurait-il pas donné au Viêt-Nam pour réussir à se faire passer pour n’importe quel villageois anonyme, et n’avoir plus qu’à attendre que se pointent les méchants ?
Il avait passé la nuit précédente à poursuivre sa mission de reconnaissance. Personne ne lui avait adressé ne fût-ce qu’un regard, lorsqu’il évoluait dans les rues, ivrogne crasseux et puant parmi tant d’autres, même pas digne d’être détroussé, ce qui avait mis un terme à sa crainte d’être démasqué. Il avait encore passé cinq heures dans son perchoir, à surveiller les rues depuis les baies vitrées du premier dans l’immeuble vide. Les patrouilles de police s’étaient révélées parfaitement routinières et les bruits d’autobus bien plus réguliers qu’il ne l’avait cru au premier abord.
Ayant terminé ses exercices, il démonta son pistolet et le nettoya, bien qu’il ne l’eût pas réutilisé depuis son retour en avion de La Nouvelle-Orléans. Il fit de même avec le silencieux. Il remonta le tout, vérifia le parfait assemblage des pièces. Il n’avait effectué qu’une modification minime. Désormais, un fin trait blanc peint sur la génératrice supérieure du cylindre lui servait de viseur nocturne. Insuffisant pour un tir de loin mais ce n’était pas ce qu’il prévoyait. Ayant terminé avec le pistolet, il chargea une balle dans la chambre et fit retomber délicatement le chien avant d’insérer le chargeur par le fond de la crosse. Il s’était également procuré un Ka-Bar, un couteau de combat de Marine dans une boutique de surplus et, tout en surveillant les rues, la nuit précédente, il avait affûté la lame de dix-huit centimètres, crantée comme celle d’un Bowie, sur une pierre à aiguiser. Il y avait quelque chose dans les armes blanches qui faisait que les gens les redoutaient plus que les balles. C’était idiot mais bien utile. Il glissa pistolet et couteau sous la ceinture, côte à côte au creux de ses reins, bien à l’abri derrière la masse ample de la chemise sombre et de la saharienne. Dans l’une des poches de celle-ci, il glissa une flasque à whisky remplie d’eau du robinet. Quatre Snickers allèrent de l’autre côté. Autour de la taille, il avait passé un tronçon de fil électrique de huit dixièmes. Dans sa poche de pantalon, il y avait une paire de gants en caoutchouc Playtex. Ils étaient jaunes, pas terrible comme couleur pour la discrétion, mais il n’avait rien trouvé d’autre. En tout cas, ils couvraient efficacement les mains sans trop nuire au toucher et à sa dextérité, et il décida de les prendre malgré tout. Il avait déjà dans la voiture une paire de gants de travail en coton qu’il mettait pour conduire. Après avoir acheté la Coccinelle, il l’avait entièrement nettoyée, habitacle et carrosserie, essuyant chaque vitre, chaque surface de métal ou de plastique, en espérant avoir ôté toute trace d’empreintes digitales. Il avait béni tous les films et les feuilletons policiers qu’il avait pu voir, et il priait le ciel de s’être montré suffisamment paranoïaque dans l’ensemble de sa procédure.
Quoi d’autre ? se demanda-t-il. Il n’avait sur lui aucun papier d’identité. Il avait quelques dollars en liquide dans un portefeuille également obtenu aux Goodwill. Il avait envisagé de prendre plus mais à quoi bon. De l’eau. Des vivres. Des armes. Du câble. Ce soir, il laisserait les jumelles à la maison. Leur utilité ne compensait pas leur encombrement. Peut-être qu’il s’achèterait une paire de compactes – à noter. Il était prêt. Il alluma la télé et regarda les nouvelles pour avoir un bulletin météo – nuageux, risques d’averses, températures minimales au-dessous de dix. Il se prépara et but deux tasses de café instantané, pour la caféine, attendant que la nuit tombe, ce qui ne tarda pas.
Quitter l’immeuble s’avérait, curieusement, l’une des phases les plus délicates de l’exercice. Kelly regarda par la fenêtre, après avoir éteint dans l’appartement, pour s’assurer qu’il n’y avait personne à l’extérieur, avant de s’y aventurer à son tour. Passé la porte de l’immeuble, il s’arrêta de nouveau, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, avant de se diriger droit vers la Volkswagen. Il déverrouilla la portière et entra. Aussitôt, il enfila les gants de coton, et ce n’est qu’ensuite qu’il referma la portière et mit le contact. Deux minutes après, il dépassait l’endroit où il garait habituellement le Scout, se demandant s’il n’était pas trop seul en ce moment. Il avait choisi une station de radio qui passait de la musique actuelle, du folk-rock tranquille, juste pour avoir la compagnie d’un bruit familier tandis qu’il regagnait la cité par le nord.
Quelque part, il fut surpris de sa tension au moment d’entrer en ville. Une fois sur place, il se détendit, mais cette entrée, comme un vol d’insertion dans un Huey, était une période où l’on était confronté à l’inconnu, et il devait se répéter d’être calme, de garder des traits parfaitement impassibles, alors que ses mains transpiraient à l’intérieur de ses gants. Il respectait scrupuleusement le code de la route, observait tous les feux rouges, et ignorait les autres automobilistes qui le doublaient à toute allure. Incroyable comme vingt minutes pouvaient paraître longues. Cette fois, il utilisa un itinéraire d’insertion légèrement différent. Il avait repéré la veille l’emplacement de stationnement, à deux rues de l’objectif – dans son esprit, l’environnement tactique actuel ramenait un pâté de maisons à un kilomètre dans la jungle réelle, une correspondance qui fit naître chez lui un bref sourire, tandis qu’il garait sa Coccinelle derrière une Chevrolet 57 noire. Comme les deux fois précédentes, il quitta rapidement la voiture pour foncer dans une ruelle sombre, en comptant sur l’obscurité et son déguisement pour passer inaperçu. Au bout de vingt mètres, il n’était déjà plus qu’un ivrogne titubant comme tant d’autres.
— Eh, mec ! lança une voix juvénile. Ils étaient trois, entre quinze et vingt ans, juchés sur une clôture et sirotant de la bière. Kelly se glissa sur le trottoir d’en face pour accentuer la distance mais ça ne suffirait pas. L’un d’eux descendit d’un bond de la palissade et se dirigea vers lui.
— Qu’est-ce que tu cherches, le clodo ? demanda le garçon avec toute l’arrogance insensible d’une petite frappe. Merde, c’que tu peux fouetter, mec ! Ta vioque t’a donc jamais appris à t’laver ?
Kelly ne prit pas la peine de se retourner et continua d’avancer, en rentrant les épaules. Il n’avait pas prévu ça dans son plan. Tête baissée, légèrement tournée du côté opposé au gamin parvenu maintenant à sa hauteur, cherchant délibérément à harceler ce vieux clochard qui venait de faire glisser dans l’autre main sa bouteille de piquette.
— Je boirais bien un coup, mec, dit le jeune, en cherchant à s’emparer de la bouteille.
Kelly ne céda pas, un pochard ne lâchait jamais son litron. L’adolescent lui fit un croche-pied, le plaqua contre la palissade sur sa gauche, mais sans aller plus loin. Il retourna rejoindre ses copains, en rigolant, tandis que le vieux clodo se relevait pour poursuivre sa route.
— Et t’avise pas de revenir dans le coin, mec ! entendit Kelly alors qu’il parvenait au bout de la ruelle. Il n’en avait aucune intention. Il passa deux autres groupes similaires d’adolescents au cours des dix minutes suivantes, mais aucun des deux ne le jugea digne d’autre chose que de rires moqueurs. La porte de service de son perchoir était toujours entrebâillée et ce soir, Dieu soit loué, les rats étaient de sortie. Kelly marqua une pause à l’intérieur, l’oreille tendue et, n’entendant rien, il se redressa et se permit enfin de se relaxer.
— Chicago pour Serpent, murmura-t-il tout seul, en se souvenant de ses anciens signaux d’appel. Insertion réussie. Arrivé au point d’observation. Kelly grimpa pour la troisième et dernière fois le même escalier branlant, retrouvant sa place habituelle à l’angle sud-est et, s’asseyant, il commença sa surveillance.
Archie et Tête-de-cruche étaient eux aussi à leur poste habituel, une rue plus loin, constata-t-il aussitôt. Ils étaient en train de bavarder avec un motard. Il était vingt-deux heures douze. Kelly s’accorda une gorgée d’eau et une barre chocolatée, appuyé contre le chambranle, tout en les surveillant pour guetter le moindre changement dans leur manège des autres jours mais il n’en remarqua aucun à l’issue d’une demi-heure d’observation. Gros Bob était lui aussi à sa place, tout comme son lieutenant, que Kelly baptisait désormais petit Bob. Charlie Brown était également de service ce soir, de même que Dagobert, le premier officiant toujours seul et le dernier toujours accompagné d’un lieutenant que Kelly n’avait pas pris la peine de baptiser. Mais le Magicien restait invisible ce soir. En fait, il arriva en retard, sur le coup de onze heures, suivi de son associé dont le pseudonyme était Toto, car il le faisait penser à un petit chien, comme celui qui est assis les oreilles rabattues dans le panier à l’arrière du vélo de la Méchante Sorcière.
— Et avec ton petit toutou, comme de juste… murmura Kelly, amusé.
Comme prévu, le dimanche soir, l’activité était plus ralentie que les nuits précédentes mais Arch et Cruche semblaient plus occupés que les autres. Peut-être parce qu’ils avaient une clientèle légèrement plus huppée. Même si tous servaient aussi bien les clients du coin que ceux venus de l’extérieur, Arch et Cruche semblaient attirer plus souvent les grosses voitures dont la propreté et les chromes rutilants amenaient Kelly à penser que leurs propriétaires n’étaient pas du quartier. La supposition était peut-être gratuite mais elle était sans incidence sur sa mission. Le point vraiment crucial était un détail qu’il avait relevé la nuit précédente en pénétrant à pied dans le secteur et dont il avait eu la confirmation ce soir. Désormais, il ne lui restait plus qu’à attendre.
Kelly prit ses aises, sentant ses muscles se détendre maintenant que toutes les décisions étaient prises. Il regarda le bout de la rue, toujours aux aguets, observant, écoutant, notant les moindres allées et venues tandis que les minutes s’écoulaient. À minuit quarante, une voiture radio de la police parcourut l’une des rues transversales, mais c’était juste pour se montrer. Sans doute repasserait-elle dans l’autre sens peu après deux heures. Les bus urbains faisaient gronder leur diesel et Kelly reconnut le 110, avec ses freins mal réglés. Leur crissement aigu devait exaspérer tous les gens sur le trajet qui essayaient de dormir. La circulation diminua nettement juste après deux heures. Les dealers fumaient et bavardaient plus, à présent. Gros Bob traversa la rue pour dire quelque chose au Magicien ; ils semblaient en fort bons termes, ce qui surprit Kelly. Il n’avait pas encore vu ça. Peut-être l’homme avait-il besoin de faire la monnaie sur un billet de cent. La voiture de police repassa comme prévu. Kelly termina sa troisième barre de Snickers de la soirée, récupéra soigneusement les emballages. Il inspecta méticuleusement la pièce. Il n’avait rien oublié. Aucune des surfaces qu’il avait touchées ne risquait de garder d’empreinte. Il y avait bien trop de poussière et de crasse, et il avait bien pris garde de poser la main sur une vitre.
Parfait.
Kelly descendit l’escalier et sortit par la porte de derrière. Il traversa la rue pour gagner la ruelle qui la suivait parallèlement de l’autre côté, toujours dans l’ombre, toujours de la même démarche titubante, mais désormais dans le plus grand silence.
Le mystère de la première nuit s’était révélé une aubaine. Archie et Tête-de-cruche s’étaient volatilisés en l’affaire de deux ou trois secondes : il n’avait pas détourné les yeux plus longtemps. Ils n’étaient pas repartis en voiture et ils n’avaient pas eu le temps non plus de disparaître, à pied, au coin de la rue. Kelly avait deviné la solution la veille. Ces interminables barres d’immeubles n’avaient pas été construites par des imbéciles. À mi-longueur, la majorité des bâtiments étaient percés de passages voûtés permettant aux piétons de gagner plus facilement l’allée située derrière. Et cela constituait également une échappatoire bien pratique pour Arch et Cruche – d’ailleurs, lorsqu’ils officiaient, ils prenaient toujours soin de ne jamais s’en éloigner de plus de sept ou huit mètres. Mais sans pour autant donner l’impression de garder l’œil dessus.
Kelly s’en assura, appuyé qu’il était contre un appentis qui aurait été assez haut pour abriter une vieille Ford T. Ayant récupéré par terre deux boîtes de bière vides, il les relia par un bout de ficelle, puis les disposa en travers de l’allée cimentée qui menait au passage, de sorte que personne ne pourrait s’approcher de lui par-derrière sans faire de bruit. Puis il avança, du pas le plus léger possible, et glissa la main derrière sa ceinture pour sortir le pistolet muni du silencieux. Il n’avait qu’une douzaine de mètres à couvrir, mais les tunnels transmettaient le son encore mieux que le téléphone et les yeux de Kelly ne cessaient de scruter le sol, guettant les obstacles susceptibles de le faire trébucher ou de faire du bruit. Ayant ainsi évité un vieux journal et un tas de verre pilé, il était presque arrivé au débouché du passage.
Vus de près, ils avaient l’air différents, presque humains. Appuyé contre un mur de briques sombres, Archie fumait une cigarette. Tête-de-cruche fumait lui aussi, appuyé contre l’aile d’une voiture ; il scrutait la rue et, toutes les dix secondes, l’embrasement du bout de leur cigarette entravait et dégradait un peu plus leur vision nocturne. Kelly les voyait parfaitement, mais même à trois mètres de distance, la réciproque n’était pas vraie. Et cela ne s’améliora pas.
— Pas un geste, murmura-t-il, seulement pour Archie. L’homme tourna la tête, plus exaspéré qu’inquiet, jusqu’à ce qu’il avise le pistolet avec le gros cylindre vissé sur le canon. Ses yeux glissèrent vers son lieutenant, toujours tourné du mauvais côté, et qui était en train de fredonner, attendant tranquillement un client qui ne viendrait jamais. Kelly se chargea lui-même de le prévenir.
— Eh ! Toujours un murmure, mais suffisant pour être audible dans la rue de plus en plus calme. Tête-de-cruche tourna la tête et vit le pistolet braqué contre la tempe de son employeur. Il se figea sans même y avoir été invité. C’était Archie qui avait l’arme, l’argent et le plus gros de la drogue. Il nota également l’appel de la main adressé par Kelly et, ne sachant quoi faire d’autre, il s’approcha.
— Les affaires sont bonnes, ce soir ? demanda Kelly.
— Pas à s’plaindre, répondit tranquillement Archie. Qu’est-ce tu veux ?
— À ton avis ? fit Kelly, avec un sourire.
— T’es flic ? s’enquit Tête-de-cruche, assez stupidement, estimèrent les deux autres.
— Non, je suis pas là pour arrêter qui que ce soit. Il fit un signe de main. Dans le tunnel, le nez par terre, en vitesse. Kelly les laissa avancer de deux ou trois mètres, juste assez pour qu’ils soient invisibles de la rue, pas trop loin pour qu’ils restent éclairés par la lumière extérieure. Il commença par les fouiller. Archie avait un vieux 9 mm rouillé qui passa dans la poche de Kelly. Il sortit ensuite le fil électrique passé à sa ceinture et s’en servit pour ligoter fermement les poignets des deux hommes. Puis il les retourna sur le dos.
— Les gars, vous avez été très coopératifs.
— T’as intérêt à plus remettre le nez ici, mec, l’informa Archie, sans même se rendre compte qu’il n’avait pas été dévalisé. Tête-de-cruche secoua la tête en grommelant. La réponse de Kelly les plongea l’un et l’autre dans la perplexité.
— À vrai dire, j’ai besoin de votre aide.
— À quel sujet ? demanda Archie.
— Je cherche un mec. Un certain Billy. Il conduit une Roadrunner rouge.
— Quoi ? Tu cherches à m’entuber ou quoi ? demanda Archie, sur un ton passablement dégoûté.
— Réponds à ma question, s’il te plaît, insista Kelly, très raisonnable.
— Tu vas me foutre le camp d’ici, oui, suggéra Archie, méprisant.
Kelly tourna légèrement son arme et tira deux balles dans le crâne de Tête-de-cruche. Le corps eut un spasme violent, le sang jaillit, mais pas sur lui ce coup-ci. À la place, c’est le visage d’Archie qui fut arrosé et Kelly vit la surprise et l’horreur agrandir les yeux du fourgue, comme de petits lumignons dans l’obscurité. Archie n’avait pas prévu ça. De toute façon, Tête-de-cruche n’avait pas semblé doué pour la conversation et l’horloge tournait.
— J’ai dit, s’il te plaît, non ?
— Dieu du ciel, mec ! La voix était rauque, l’homme savait que le moindre bruit signifiait la mort.
— Billy. Plymouth Roadrunner rouge, il adore frimer. C’est un dealer. Je veux savoir où il crèche, dit tranquillement Kelly.
— Si je te dis ça…
— T’auras un nouveau fournisseur. Moi, dit Kelly. Et si tu dis à Billy que je suis dans le coin, tu retrouves ton pote, ajouta-t-il en indiquant le corps dont la masse tiède pressait mollement le flanc d’Archie. Il devait lui laisser un semblant d’espoir, après tout. Quitte à lui servir une demi-vérité, estima Kelly. Est-ce que tu piges ? Billy et ses amis ont mal choisi leurs fréquentations et c’est mon boulot de remettre les choses en ordre. Désolé pour ton pote, mais fallait que je te montre que je plaisante pas, disons.
Archie essaya de prendre une voix calme, sans grand succès, même s’il essayait de se raccrocher à l’espoir qu’on lui avait offert.
— Écoute, mec, je peux pas…
— Je peux toujours demander à quelqu’un d’autre. Kelly marqua une pause éloquente. Est-ce que tu comprends ce que je viens de dire ?
Apparemment, ou du moins Archie le crut-il, car il se mit à parler sans entraves jusqu’à ce que sonne pour lui l’heure de rejoindre son comparse.
Une fouille rapide du cadavre révéla une jolie liasse de billets et une collection de petits sachets qui se retrouvèrent à leur tour dans les poches de la saharienne. Kelly enjamba avec précaution les deux corps et regagna l’allée, en se retournant pour s’assurer qu’il n’avait pas marché dans une flaque de sang. De toute façon, il se débarrasserait des chaussures. Kelly détacha le cordon des deux boîtes de bière et les replaça où il les avait trouvées, puis, reprenant sa démarche d’ivrogne, il fit un large détour pour rejoindre sa voiture, répétant pas à pas sa procédure mûrement élaborée. Dieu merci, se dit-il en repartant vers le nord de la ville, il pourrait enfin se doucher et se raser ce soir. Mais que diable allait-il faire de toute cette drogue ? C’était une question à laquelle seul le destin répondrait.
*
Les voitures commencèrent d’arriver juste après six heures, un horaire pas si incongru pour l’activité sur une base militaire. Il y en avait quinze, de vraies épaves, pas une de moins de trois ans, et toutes avaient eu leur carte grise annulée après un accident et leur vente à la casse. Le seul truc curieux était que, bien que parfaitement inconduisibles, elles donnaient presque l’impression de l’être. Le détachement chargé de les réceptionner était composé de Marines, sous les ordres d’un sergent d’artillerie qui n’avait pas la moindre idée des raisons de la manœuvre. Mais il n’avait pas à le savoir. Les voitures furent poussées en place, au petit bonheur, non pas en rangées militaires rectilignes mais plutôt comme les gens se garaient d’habitude. La tâche prit quatre-vingt-dix minutes puis le détachement s’en alla. À huit heures du matin, un autre vint le remplacer, chargé, lui, de mannequins. Il y en avait de plusieurs tailles et ils étaient vêtus de vieux habits. Les plus petits allèrent sur les balançoires et dans le bac à sable. Les adultes furent mis debout, maintenus grâce aux supports métalliques qui les accompagnaient. Et la seconde équipe s’en alla à son tour ; à l’avenir, et pour une durée indéfinie, elle devrait revenir deux fois par jour déplacer les mannequins de manière aléatoire, mais selon un ensemble d’instructions élaborées et rédigées par une espèce de crétin d’officier qui ne devait avoir rien de mieux à faire.
Les notes de Kelly avaient insisté sur le fait que l’un des aspects les plus débilitants – car prenant un temps infini – de l’opération CHEVILLE OUVRIERE avait été l’obligation quotidienne de monter et démonter la maquette grandeur nature de leur objectif. Il n’avait pas été le premier à le relever. Si un satellite de reconnaissance soviétique repérait cet endroit, il ne verrait qu’une banale collection de bâtiments sans affectation précisément identifiable. Il verrait également un terrain de jeux, avec gosses, parents et voiture au parking, tous éléments qui changeraient chaque jour. Ce dernier point masquerait l’observation la plus évidente – que cet équipement de loisirs se trouvait à huit cents mètres de toute route goudronnée et hors de vue du reste de l’installation.